Raconte-moi la radio

La station Radio de Bordeaux-Lafayette

Dès la déclaration de guerre en Août 1914, les liaisons téléphoniques par câbles sous-marins sont coupées.

Il devient indispensable pour des besoins de guerre, de mettre en place des solutions de remplacements et la Radio-télégraphie qui est en plein développement vient à point pour combler le manque de liaisons terrestres.

Le général Ferrié qui suit les travaux de Marconi depuis le début du siècle et a installé le prototype de la Tour Eiffel, fait construire en urgence l'émetteur de LYON-la-DOUA pour disposer d'une station puissante plus éloignée des zones de combat que celle de la Tour Eiffel.

Un premier émetteur fonctionne dès fin septembre 1914.

En 1917, un nouvel émetteur à arcs est installé. Plus puissant, il permet une communication avec l'Amérique, excepté les mois d'été en raison des décharges atmosphériques parasites.

Les américains entrent en guerre en 1917. Le Général PERSHING commande le corps expéditionnaire américain.

Un canal de communication sûre et permanent entre l'Europe et les Etats-Unis doit être rendu opérationnel rapidement.

Une nouvelle station de radiotélégraphie est étudié à l'initiative du Général PERSHING en vue de permettre des communications fiables et ininterrompues entre les forces armées américaines engagées en France et les États-Unis.

Le Général Pershing
Le Général Pershing
Photo : Underwood and Underwood vers 1922

Une délégation française se rend aux, Etats-Unis pour rencontrer les Autorités américaines et le 4 octobre 1917 un accord de construction d'une nouvelle station, en France, est signé.

La radiotélégraphie militaire française, sous l'autorité du général Ferrié, est chargée d'établir le plan général, de définir le type d’antenne et d'exécuter les fondations des pylônes, la construction des bâtiments et la ligne d'alimentation électrique.

La marine américaine a la charge de fournir l'émetteur et les pylônes.

La délégation française propose un site près de Bordeaux qui est un ancien aérodrome abandonné construit vers 1903 par la société de Louis Blériot et des frères Voisin. Il est situé à Croix d'Hins près de Marcheprime, sur la route de Bordeaux à Arcachon et non loin de la ligne de Bordeaux à La Teste construite vers 1850 par la Compagnie des Chemins de Fer du Midi.

Ce site est accepté par la commission inter-alliés chargée du dossier car il présente de nombreux avantages :

- il est loin des zones de combats
- il est près du port de Bordeaux et hors d'une zone urbaine (forêt landaise),
- il peut être raccordé au réseau ferroviaire,
- il peut être alimenté en courant depuis les barrages hydroélectriques sur la Dordogne et en particulier le barrage de Tuilières en amont de Bergerac.

Une alimentation de secours sera en plus possible à partir du réseau d'électrification du Chemin de Fer du Midi depuis une sous-station proche de la gare de Croix d'Hins.

Enfin, compte tenu de la position du continent nord-américain, il était préférable de choisir un lieu près de la côte Ouest atlantique de notre pays.

Les 486 ha sont acquis rapidement pour la construction de la station.

En souvenir de l'amitié franco-américaine, la station portera le nom de LAFAYETTE.

Le chantier démarre le 7 mars 1918. Il faut construire non seulement les antennes et l'émetteur, mais aussi des bâtiments techniques, un château d'eau, un atelier, un réfectoire, les logements pour le personnel et même une école.

Un raccordement ferroviaire est fait en gare de Croix d'Hins, afin d'acheminer les pièces lourdes depuis le port de Bordeaux. La voie ferrée passera entre les pylônes et pénètrera jusque dans le bâtiment principal.

750 Marines sont envoyés en France pour le montage du matériel et l'élévation des pylônes d'antenne qui commencera en mai 1918.

La fin de la guerre le 11 novembre 1918 voit un arrêt des travaux alors que seulement 6 des 8 pylônes sont construits.

Des discussions franco-américaines reprennent début 1919 et un nouvel agrément est signé en février 1919.

Les derniers pylônes sont mis en place, l'installation générale terminée et les essais de réception achevés en avril 1920.

Le premier message est transmis le 21 Août 1920. L’inauguration officielle a lieu le 16 décembre de cette même année.



L'inauguration de la Station Lafayette
Décembre 1920

De nombreuses personnalités civiles et militaires françaises et américaines prirent part à l'évènement. On nota, en particulier, la présence du général Ferrié, de l’amiral Mac Gruder, du sous secrétaire d’Etat aux PTT, Monsieur Deschamps.

Emetteur à Etincelles de Bordeaux-Lafayette
Le premier émetteur installé était un émetteur à arcs, à ondes entretenues, de 1000 kW qui émettait sur des longueurs d'ondes autour de 20 000 m. 

Il avait été construit par la Federal Telegraph Co. (voir schéma de principe dans les pages sur  LYON-la-DOUA). 

 L'étincelle était obtenue sous 1250 V/800 A, dans un circuit magnétique de 80 tonnes dont on voit l'image ci-contre

L'anode de l'éclateur était en cuivre et la cathode en carbone était changée chaque jour.

Le champ magnétique à proximité de l'émetteur était tel que les montres des visiteurs étaient très souvent endommagées.

Il y avait en fait 2 émetteurs dont un en secours.

Des bassins avaient été creusés sur le site afin de disposer d'une source de refroidissement pour évacuer les 500 Kw d'énergie perdue dans l'émetteur.



Vue de la salle des pompes
Cette installation permettait d'assurer la circulation
de l'eau de refroidissement des machines jusqu'aux bassins extérieurs.

Antenne de l'émetteur de Bordeaux-Lafayette (1920)

L'antenne en nappes de 400 m sur 1200 m dont on voit le plan sur l'image ci-contre, est soutenue par 8 immenses pylônes.


Ces pylônes tripodes de 250 mètres de hauteur ont été fournis par les aciéries Pitt-Des Moines Co de PITTSBURGH (Pennsylvanie) et acheminés par voie d'eau jusqu'à Bordeaux.


La nappe de fils qui constitue l'antenne proprement dite, comporte 20 fils horizontaux qui se réunissent sur la self d'accord.

Cette nappe immense couvre une aire aérienne rayonnante de 46 hectares. Une terre de surface équivalente constituée de fils de cuivre était enfouie dans le sol entre les pylônes.



Dessin représentant l'antenne avec le réseau de fils et la descente à l'arrière plan
Image l'Illustration

La descente d'antenne comportait 10 fils qui venaient se resserrer à la base en un toron qui pénétrait dans la tour carrée du bâtiment principal à travers une fenêtre de verre.



La descente d'antenne
Vue de son entrée dans le bâtiment principal

La self d’antenne mesurait  6m de haut et 6m de diamètre.

Une installation du même type sera construite à Arlington près de Washington.


Vue générale de la station télégraphique de Bordeaux-Lafayette

On peut juger d'après la photo des dimensions des pylônes qui dépassaient 250 m de hauteur


Autre vue des pylônes d'antenne et des bâtiments d'exploitation

On voit très bien les 8 pylônes distants de 400 m les uns des autres. Les 2 lignes de pylônes sont espacées elles aussi de 400 m.

Il y a sans doute plus de 2 Km entre le photographe et les pylônes du fond.


Détail de construction
des pieds des pylônes

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Fin 1919, les deux derniers pylônes n'étaient pas encore finis de construire.

La nature du sol assez mauvaise au niveau du site (sol sablonneux et humide) avait posé quelques problèmes pour la mise en place des fondations des pieds des pylônes.

Un système original d'encrage fut étudié par les services des Ponts et Chaussées (Invention de M. H. de la NOE).


Il fut testé et mis en place avec succès de façon à assurer une bonne stabilité de ces ouvrages de grande hauteur.

L'image ci-contre donne une vue de ces dispositifs qui alliaient élégance et solidité.


Comme on peut le voir sur l'image ci-après, le pied du pylône repose sur un socle en béton. Celui-ci est constitué par des plaques de ciment armé disposées suivant 3 cônes concentriques et reposant sur des plateaux de ciment situés à faible profondeur dans le sol. La base du cône externe a un diamètre de 13 m et sa hauteur est de 3,5 m.


L'ensemble du socle est amarré au sol par des pieux qui s'enfoncent dans le sol sablonneux.

Les 3 socles sur lesquels reposent chaque pylône permettent ainsi de supporter la masse de 560 tonnes de chaque structure métallique et d'accepter sans dommage un effort de tête (à 250 m de hauteur) de plus de 10 tonnes.



Socle
prêt à recevoir un pied de pylône

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La résistance électrique prévue de l'antenne était de l'ordre de 1 à 2 Ohms. Dans ces conditions, la puissance dissipée de l'ordre de 500 KW devait conduire à des courants dans les fils de l'ordre de 700 Ampères.

On peut avoir là une idée du gigantisme de ces installations, de l'intensité des champs électromagnétiques rayonnés et imaginer les perturbations électriques locales (voire distantes) engendrées lors des émissions !

Cette installation restera un exemple de la collaboration entre l'Administration française de guerre et la Marine américaine.

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En 1923, l'émetteur à étincelles est remplacé par un alternateur Haute Fréquence du type de ceux de la station de Lyon-La-Doua (brevet Béthenod-Latour - constructeur SACM). Le poste prend l'indicatif de FYL. La puissance de la machine de 500 kW permet une amélioration considérable du rendement et de la qualité des ondes émises par rapport aux anciens émetteurs à étincelles (réduction de la bande passante et des harmoniques). La station est prête pour passer de l'aire de la télégraphie à l'aire de la téléphonie et s’équipe dans la perspective des programmes de radiodiffusion.



Alternateur Haute-Fréquence de Croix d'Hins (1923)

La machine au centre de la photo est entrainée par 2 moteurs à courant continu situés de part et d'autre. Ces moteurs sont alimentés par un groupe convertisseur de 1000 kW constitué par un moteur triphasé asynchrone alimenté en 2200 Volts et une génératrice à courant continu qui délivre du 500 Volts.

L'ensemble est complété par un compensateur rotatif qui permet de règler le décalage de phase entre tension et courant au démarrage du moteur du groupe (cos phi).

La masse tournante de l'alternateur Haute-Fréquence est de 15 tonnes et tourne sur des paliers fluides alimentés en huile sous pression (technique utilisée de nos jours sur les alternateurs de production de courant).

L'alternateur tourne à une vitesse constante (2620 t/min) régulée par un régulateur THURY visible à l'extrême droite sur la photo ci-dessus. Ce dispositif garantit une vitesse à 1/1000 ième près et une grande stabilité de la fréquence d'émission.

Le rendement de l'alternateur est de l'ordre de 84% à comparer aux 50% de l'ancien émetteur à étincelles.

En 1924, le poste devient Bordeaux-Lafayette-PTT.

En 1926, avec l'apparition de nouvelles technologies de lampes de puissance, 2 émetteurs à lampes en ondes longues (3410 m) sont instalés à Croix d'Hins pour assurer des liaisons avec l'Algérie, le Maroc , la Tunisie et le Portugal. Indicatifs FYF et FYK - respectivement 6 kW et 25 kW


Entre 1935 et 1940, des émetteurs à lampes en ondes courtes, sont mis en service. Indicatifs respectifs FYQ et FYT. Ils permettent des liaisons avec Bamako pour le premier et Les Etats-Unis pour le second.

L'image ci-dessous montre l'ensemble des antennes installées en 1940 sur le site et orientées en direction des pays à cibler.



Ensemble des antennes installées en 1940

La station fonctionnera jusqu’à sa destruction par les allemands en 1944.

Le dernier pylône sera abattu le 21 novembre 1953.

Très peu de choses sont encore visibles aujourd'hui sur le site,.

Quatre bâtiments d’époque subsistent encore ainsi que les ruines de l’ancien atelier et du réfectoire.

Il est sans doute possible de retrouver au milieu des champs quelques traces des points d’ancrage des pylônes ... et les dizaines de tonnes de fil de cuivre de la prise de terre sont sans doute encore enfouis dans le sol.

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Vers 1928, le poste exploité par les PTT diffuse un programme quotidien d'informations et de musique qui couvre en puissance toute les émissions du Sud-Ouest de la France et provoque quelques mécontentements chez les auditeurs.

Le 8 octobre 1927, Monsieur R. de Bordeaux écrivait :

"A quoi bon un poste à 4 lampes de qualité supérieure quand je trouve Radio-Lafayette sur toutes les longueurs d'ondes grandes ou petites et que je suis condamné comme la grande majorité des auditeurs bordelais à me contenter de l'audition peu intéressante de cette station... depuis la mise en service du nouvel émetteur, je ne peux plus écouter Radio-Paris".


Vue actuelle du site

Cette photo du site de la Ville de Marcheprime montre l'emplacement de la Station Lafayette qui est devenu une zone artisanale. A l'endroit du portail et du pylône se trouvait La Maison Blanche.


Vue générale du site

L'image ci-dessus montre l'ensemble du site avec en médaillon la Maison Blanche qui est au centre sur la vue d'ensemble (en ruine vers 1977).

C'était le logement du Chef de Station. Les Américains avaient tenu à lui donner un aspect rappelant la Maison des Présidents des Etats-Unis.


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L'histoire retiendra aussi que c'est depuis le micro de Bordeaux-Lafayette que Pétain diffusera son discours du 17 juin 1940, durant lequel on peut entendre : "c'est le coeur serré que je vous dis qu'il faut cesser le combat"....

..... Le lendemain un autre discours, non moins célèbre, sera diffusé depuis le micro de la BBC.

Un point d'histoire intéressant à noter

Après les années 1920, avec la mise au point de tubes d'émission de puissance, les émetteurs mécaniques seront mis au rebut ou finiront à la casse.

Vers 1930, avec la découverte de la physique quantique, les physiciens auront besoin de puissants électroaimants pour réaliser des expériences de physique nucléaire.

A l'université de Standford en Californie par exemple le Dr Earnest O. Lawrence (Prix Nobel de physique en 1939) apprend que la Navy a concervé une paire d'anciens émetteurs à arc frères de ceux de Bordeaux Lafayette.

La Navy fera don au savant de ces machines vieilles de plus de 12 ans avec la satisfaction de s'être débarassé d'engins encombrants et inutiles.

Lawrence fera modifier le circuit magnétique et aménagera des dispositifs qui feront de cet ancien émetteur de télégraphie le premier cyclotron.

D'autres machines encore existantes seront aussi récupérées par l'université de Colombia et seront modifiées pour réaliser des expériences nécessaire à la mise au point des bombes d'Hiroshima et Nagasaki dans le cadre du projet Manhattan.



Vue du premier cyclotron
La machine semble bien être un ancien émetteur à étincelle du type de celui installé à Bordeaux Croix d'Hins

Sur la photo on peut voir de gauche à droite : J. J. Livingood, F. Exner, M. S. Livingston, D. Sloan, Lawrence, M. White, W. Coates, L. J. Laslett, T. Lucci.

En France, un des 2 émetteurs de Croix d'Hins gardé jusqu'en 1937 comme machine de secours, sera démonté et son circuit magnétique géant envoyé au Professeur Joliot-Curie pour mener des expériences pour la recherche atomique.



La station Lafayette
Chromo publicitaire N° 13 diffusée vers 1930 par le Chocolat d'AIGUEBELLE
Usine et Direction à Donzère - Drôme

Source :

  1. Commémoration de la station radiotélégraphique de Croix d'Hins à Marcheprime les 19 et 20 août 2000 par le club Radioamateur de Cestas.
  2. Encyclopédie Pratique de Mécanique et d'Electricité QUILLET - 1928
  3. Radio Sélection N° 75 du 8 octobre 1927
  4. Encyclopédie par l'image - LA TSF - Librairie Hachette (vers 1925)
  5. Les informations aimablement transmises par M. Jean Labassat de Marcheprime
  6. The Radio Amateur's Handbook - A. Frederick COLLINS - CROWELL NYC - 1922
  7. La Nature N° 2385 et 2386 des 13 et 20 décembre 1919 - CNUM 4KY28.97
  8. Croix d'Hins - Document historique de la Direction des Télécommunications du Réseau International - A. NICOLAZZI - 1977
  9. Image du premier cyclotron : Lawrence Berkeley National Laboratory

Merci à Jean-Paul WOOD qui m'a aimablement fourni de riches renseignements sur l'histoire de la station Lafayette.


© 2010-2012 Pierre Dessapt