Nous approchons de la fin du 19ième siècle. Nous sommes vers 1880, en plein bouillonnement du monde occidental.
Aux Etats-Unis, la Guerre de Sécession (Civil War) est terminée depuis plus de 10 ans, mais le pays pleure encore ses 650 000 morts et a du mal à retrouver son unité après l'assassinat du Président Abraham Lincoln (1865).
Le pays est très hétérogène avec des régions très industrialisées à l'Est (Pennsylvanie) et encore peu explorées plus à l'Ouest (Les Guerres Indiennes durent encore dans le Far-West).
Les nordistes ont gagné la guerre certes, mais il n'est de secret pour personne que les vainqueurs ne sont pas les défenseurs de grandes idées généreuses abolitionistes. Tout le monde sait que c'est le camp qui avait le charbon, le fer et les usines de production d'armes qui avait remporté la batailles ; le camp qui avait la vapeur pour forger l'acier et les moyens rapides pour amener là où il le fallait les marchandises nécessaires à la logistique de guerre.
L'industrie bat son plain, l'immigration massive de travailleurs venus d'Europe à l'Est et de chinois à L'Ouest commence à créer des tensions sociales importantes et le pays connaît ses premières grandes grèves. En 1886, à Chicago les émeutes qui ont éclaté car les ouvriers ne voulaient plus travailler plus de 8 heures par jour, vont consacrer la Fête du 1er Mai.
Dans cette immense contrée où la vie est souvent très rude, les chercheurs retrouvent le calme de leurs laboratoires et commencent à développer les idées et technologies nouvelles imaginées pendant la guerre de sécession.
L'Europe n'est pas en reste et connaît, malgrè des perturbations politiques quasi permanentes et de nombreux conflits locaux, un essor économique encore jamais vu.
C'est la période des grandes colonisations et de l'exploration de terres nouvelles à la recherche de sources d'approvisionnements (charbon, métaux précieux, minerais, pétrole, coton,...). C'est l'époque du "Nouvel Impérialisme".
L'Empire britannique, sous l'impulsion de la Reine Victoria, est en pleine expansion et conduira l'Angleterre à l’occupation en 1882 de l’Égypte pour contrôler le Canal de Suez.
On est en pleine période de refonte de la carte géopolitique mondiale avec la colonisation de l'Afrique et l'influence française et britannique sur un Empire Ottoman en déclin, convoité par la Grande Russie.
On peut rappeler par exemple que face à une menace expansionniste Russe sur les Indes britanniques, le Royaume-Uni avait déjà déclenché, vers 1840, une première guerre afghane. Rapidement, les Britanniques durent quitter le pays et un accord de paix fut conclu avec le gouvernement indien en 1855. Une 2ème intervention est entreprise en 1876 dans un pays dans un état d'agitation permanent et en 1880 le Général Roberts conquiert Kaboul et libère Kandahar. Le pays est mis sous semi-protectorat anglais.
La France soigne ses plaies après la guerre de 1870, la fin du Second Empire et la Commune de Paris (1871). Emile Zola publie Nana et prépare Germinal (1885).
Ferdinand de Lesseps commence seul les travaux du Canal de Panama avant de demander aide à Gustave Eiffel pour finir un chantier difficile.
1881 sera marquée par la naissance de Pablo Picasso à Malaga en Espagne et l'assassinat du Tsar Alexandre II à Saint-Pétersbourg en Russie. Jean Jaurès a 20 ans et Marconi est encore un tout jeune enfant. Albert Einstein est encore au biberon !
Gustave Flaubert, Jacques Offenbach et ... Billy The Kid ... viennent de mourir !
Richard Wagner, Edouart Manet et Karl Marx mourront deux ans plus tard et Victor Hugo en 1885.
En cette année 1881, l'Exposition de L'Electricité ouvre ses portes à Paris avec la présentation de très nombreuses nouveautés parmi lesquelles on peut citer le tramway électrique de Siemens, la lampe à incandescence d'Edison et le Théatrophone de Ader qui permettra au public de l'Exposition universelle d'entendre, en recourant à deux écouteurs, les spectacles joués à l'Opéra qui se situait à plus de deux kilomètres.
En Europe aussi, la vapeur force motrice enfin domptée, l'eau, le fer, le charbon font tourner les industries nouvelles, alimentent les hauts-fourneaux, actionnent les métiers à tisser et les moulins à grains.
Le train draine vers les villes et les centres industriels des milliers d'ouvriers qui laissent les champs pour entrer à l'usine gagner, si ce n'est fortune, au moins de quoi nourrir une famille restée parfois au village.
Des pompes montent l'eau dans les réservoirs et la redistribuent chez l'habitant. "EAU A TOUS LES ETAGES" peut-on lire dans les annonces publicitaires.
Dans les grandes métropoles, le gaz de coke circule dans des réseaux souterrains pour alimenter les becs de gaz dans les rues, puis rentre progressivement dans les maisons, pour l'éclairage, le chauffage et la cuisine.
A la campagne et dans les villes de province on vit à l'heure du soleil et on se couche dès la nuit tombée pour économiser chandelles et bougies.
Les rues sont sombres la nuit même si par chance elles sont éclairées de loin en loin par quelques lanternes à la lumière vascillantes.
L'électricité, cette nouvelle énergie qui passionne les chercheurs et commence à intéresser les investisseurs, se développe à grande vitesse.
Mais où en est-on en 1880 et que reste-t-il à faire pour apprivoiser la Fée Electricité ?
Après la pile dont l'usage reste limité à des applications de faible puissance (télégraphe, téléphone, signalisation ferroviaire), Camille Faure vient juste de rendre pratique l'accumulateur découvert 20 ans plus tôt par Gaston Planté et qui permet de stocker de l'électricité sous forme chimique et de la restituer sous forme de courant continu.
Cet accumulateur "à formation artificielle", installé dans des ensembles de grande capacité (vastes salles remplies de batteries d'accumulateurs) permet de transformer le courant continu transportée dans les lignes principales des réseaux urbains à plusieurs centaines de volts en une tension de 110V distribuée aux usagés.
Voici ci-dessous le schéma d'installation qu'on pouvait trouver à Paris.
La dynamo, inventée vers 1870, permet la charge de batteries d'accumulateurs qui répartissent ensuite la tension sur des feeder de distribution.
La Cie Parisienne de L'Air comprimé et de l'Electricité avait construit une installation de ce type à Paris Bd Richard le Noir et quai de Jemmapes. 4 machines à vapeur entrainaient 8 dynamos de 400 V 250 A.
Ces 8 machines pouvaient être couplées en tension et alimenter le feeder principal en 2300 V.
Des regroupements de batteries permettaient de découper cette haute tension en sections de 400 et 120 V qui alimentaient des sous-réseaux de distributions sur des bus à 5 conducteurs.
Le schéma ci-dessous vaut mieux qu'un long discours !
![]() Réseau de l'Est parisien en Courant Continu (1890) |
![]() Groupe de production électrique |
L'alternateur qui vient juste de faire l'objet de prototypes ne peut pas encore se présenter comme une solution concurrente à la dynamo.
Les premiers demandeurs ont été les villes qui souhaitaient remplacer l'éclairage au gaz par les lampes à arc et les particuliers qui après avoir admiré les nouvelles lampes à incandescence de Monsieur Edison à l'Exposition de Paris de 1881 rêvaient d'en installer chez eux pour remplacer les becs de gaz et les lampes à pétrole.
Les industriels étaient bien sûr eux aussi intéressés par la possibilité d'éclairer leurs ateliers à l'électricité.
Les fabricants de pâte à papier et de papier seront les premiers à investir dans l'éclairage électrique.
Le fait qu'ils aient utilisé très tôt la force motrice de l'eau est sans doute une raison de ce choix, mais cette industrie devait sans doute avoir un besoin spécifique d'éclairage pour assurer une production de qualité. En plus les usines, installées souvent au fond de vallées profondes, produisaient jour et nuit sur des machines qui par nature ne produisent pas de lumière, contrairement aux usines sidérurgiques par exemple.
Les industriels aussi bien sûr ont rapidement été intéressés d'utiliser cette force motrice. Mais il était nécessaire que l'industrie soit capable de produire des moteurs électriques fiables et puissants.
Comme les grands réseaux de distribution d'électricité n'existaient pas à cette époque chacun devait produire lui même son courant soit en utilisant la puissance de l'eau si cela était possible, soit en construisant une unité de production équipée de chaudières et de machines à vapeur.
Mais dans tous les cas l'investissement était énorme et ne pouvait se justifier qu'au prix d'un calcul de rentabilité économique préalable.
A cette époque les deux applications développées ci-dessus seront à peu près les seules qui donneront lieu à des projets commerciaux de grande envergure.
La chimie, l'électrochimie, la sidérurgie utiliseront plus tardivement l'électricité pour fondre le verre et les métaux, électrolyser l'aluminium, synthétiser de nouveaux composés chimiques etc ...
La demande d'électricité grandissante, les électriciens se rendent vite compte que l'avenir est dans des centres de production spécialisés et dans la distribution du courant au plus près des besoins.
Le choix entre transport du courant continu et transport du courant alternatif va occuper chercheurs et industriels pendant la période de 1885 à 1900.
Le transport à grande distance de l'électricité nécessite des conducteurs de grande longueur.
Or, nous savons que ces conducteurs ont une résistance électrique non nulle.
Nous savons aussi que la puissance perdue est proportionnelle à la résistance de ces lignes et au carré de l'intensité du courant qui circule.
P est en Watt (W), R en Ohm et I en ampère (A).
La résistance de la ligne par unité de longueur est de la forme :
R en Ohm, rhô résistivité du métal en Ohm.m et D le diamètre du conducteur en m.
Cette résistance est inversement porportionnelle au carré du diamètre du conducteur. ... dans le cas d'un conducteur cylindrique bien sûr !!
Regardons ce qui se passe pour une Société de distribution d'électricité à PARIS (Usine Municipale des Halles) qui exploite 2 réseaux, vers 1900.
Cette entreprise produit du courant continu et du courant alternatif.
Elle est équipée des machines suivantes (données historiquement vraies):
Machine |
Vitesse |
Tension |
Intensité |
Puissance |
Dynamo |
500 t/min |
120 V |
350 A |
42 KW |
Alternateur |
500 t/min |
2400 V |
45 A |
108 KW |
Elle veut augmenter sa production jusqu'à 120 KW. Quel choix doit-elle-faire ?
Prenons pour hypothèse qu'elle doive fournir la puissance maximale à des clients qui sont à la même distance du centre de production.
Voilà le mode de fonctionnement prévisionnel de ces 2 installations :
Sur le premier réseau, une ou plusieurs dynamos fournissent 120 KW sous 120 V et vont donc débiter un courant de 1000 ampères.
Sur le deuxième réseau, un alternateur fournit aussi 120 KW qui sont transportés en 2400 V. Le courant sur la ligne sera donc de 50 ampères.
Les courants sont dans un rapport de 1000/50=20.
Si l'on veut que les pertes "en ligne" soient égales dans les deux installations, il faudrait que les fils en courant continu aient un diamètre 20 fois plus gros que ceux nécessaires pour l'installation en courant alternatif.
Cela voudrait dire qu'il faudrait acheter une masse de cuivre 400 fois plus grande ! Impensable ! Trop cher ! ... voire techniquement impossible !
Ah ! oui ! J'entends des voix me rétorquer qu'il suffit de monter 4 dynamos de 110 V en série ce qui portera la tension à 440 V et de transporter la puissance sur 5 fils (voir le schéma ci-contre).
... et qu'il suffit d'avoir 2 gros fils (A etB) vu que le courant dans les fils intermédiaire (C, D, E) est très faible si le circuit est équilibré en puissance entre les 4 dynamos.
Je sais que ce schéma à 5 fils a eu son heure de gloire, mais je sais aussi qu'il fallait interposer des groupes compensateurs ici et là pour rééquilibrer le réseau, car le producteur n'est pas maître des besoins des utilisateurs.
En tous les cas le courant continu n'a jamais réussi à alimenter des réseaux de puissance sur des distances supérieures à 3 ou 4 Km.
On comprend donc que si l'on veut transporter loin le courant électrique, il faut le transporter à la tension la plus élevée possible pour limiter les pertes en ligne.
Or on ne sait pas (facilement) transporter le courant continu en très haute tension, et surtout, on ne sait pas abaisser de façon simple cette tension pour la ramener à une valeur utilisable chez soi.
Le choix du courant alternatif deviendra définitif et les débats philosophiques clos, quand le maillon manquant sera enfin mis au point.
L'élément décisif qui montrera la suprématie de l'alternatif sur le continu sera le transformateur électrique.
Avec lui, on va pouvoir construire des lignes à Haute Tension qui vont transporter sans perte importante d'énergie des puissances énormes sur des milliers de kilomètres et abaisser à l'arrivée cette tension jusqu'à une valeur pratique de 110 à 230 V.
Voici un schéma du premier prototype de cet appareil indispensable.
En 1884, le jeune français, Lucien Gaulard, avec un anglais John Dixon Gills réalise l'éclairage du métro de Londres (réseau de 25 km) avec ses générateurs secondaires. Après ce premier succès, il met en service, à l'occasion de la Foire de Turin, un réseau bouclé prototype alimenté par du courant alternatif à 133 Hz sous 2000 volts et qui allait de Turin à Lanzo et retour (80 km). Cette installation, de longueur bien plus grande que ce qui avait été réalisé auparavant en courant continu, démontra l'intérêt du transformateur qui permet d'élever la tension délivrée par un alternateur et facilite ainsi le transport du courant électrique sur longue distance.
Ceci étant, le premier "générateur secondaire" installé par Gaudard, et qui comportait un circuit magnétique ouvert, n'avait pas un bon rendement. L'année suivante, les hongrois Zipernowsky, Blathy et Déri lui ravirent le brevet d'un appareil à circuit magnétique fermé qui s'avéra bien plus performant, coupant ainsi l'herbe sous le pied d'un pauvre Lucien Gaudard laché par ses pères.
Le circuit magnétique fermé est constitué d'un ensemble de fils d'acier très doux isolés entre eux par un vernis.
Un enroulement d'un nombre N1 de spires de fil constitue le primaire de l'appareil.
Un enroulement d'un nombre N2 de spires de fil constitue le secondaire de l'appareil.
Lorsque l'on alimente le primaire avec un courant alternatif de tension U1, il apparait une tension U2 aux bornes du secondaire.
U2 est proportionnel au rapport N1/N2.
Si N2 et plus grand que N1 le transformateur élève la tension et il l'abaisse dans le cas contraire
Pour transporter le courant sur de longues distances, il suffit de mettre 2 appareils aux 2 extrémités de la l igne ..... et de les monter dans le bon sens.
Le premier transformateur TR1 va élever la tension (2000 V/15 000 V) pour transporter le courant et le deuxième TR2 va abaisser la tension (15 000 V/220 V) pour la rendre utilisable par le client.
En surveillant les échanges d'énergie sur la ligne, il sera possible de règler les paramètre du générateur (excitation de l'alternateur) pour avoir une tension constante chez l'utilisateur quel que soit le nombre de clients connectés et la puissance consommée à un instant donné.
De la même façon il sera possible de règler la vitesse du générateur pour avoir une fréquence constante du courant.
Ah ! certes, nous n'avons pas fait le tour complet des problèmes. Une bibliothèque entière n'y suffirait pas ! Mais nous avons maintenant en main les éléments principaux pour comprendre toute la problématique du développement de l'électricité.
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Au-dessus des conducteurs, on peut voir les câbles de garde. Ces cables ne transportent pas le courant, mais jouent un rôle de paratonnerre au-dessus de la ligne, en attirant les coups de foudre et en évitant le foudroiement des conducteurs. Au centre du câble de garde on place souvent aujourd'hui une fibre optique qui sert à la communication de l'exploitant.
Sources :